Le siècle a mal commencé. Napoléon n’était pas un gourmand. Il a reçu à sa table. On dit qu’il expédiait vite les repas. Les années qui lui succédèrent, au fil des régimes, furent plus gourmandes.
INTRODUCTION
On festoyait, on se régalait, on découvrait la gastronomie, peut-être la nouvelle cuisine avant la lettre. Les menus des grandes tables ne laissent aucun doute à ce sujet. Les premiers cuisiniers ont pris la plume pour promouvoir une autre gastronomie.
1828. Marie-Antonin Carême, célèbre pâtissier publie « Le Cuisinier parisien ou l’art de la cuisine française au XIXe siècle. » En 1827 Horace-Napoléon Raisson rédige un très amusant « Code Gourmand Manuel complet de gastronomie » qui connaît plusieurs éditions. « Le Livre de Cuisine » de Jules Gouffé est une première en son genre, en 1867. Enfin, « le Grand Dictionnaire de cuisine » d’Alexandre Dumas est publié en 1873, trois ans après la mort du grand écrivain.
Les nombreux menus festifs de ce siècle-là témoignent de la gourmandise de l’époque. Des lecteurs se sont étonnés du manque de détails sur ces papiers de quelques centimètres carré. Personne n’a pris de note sur le choix et l’origine des produits, sur le type de cuisson, la durée et l’heure du repas, la quantité de mets qui ont été absorbés, le nombre de convives. La plupart de ces questions restera vraisemblablement sans réponse.
LE VIN
Il faudra des décennies pour que le jus de la treille accède à sa place dans les menus. Et encore, pas n’importe comment. On verra d’ailleurs que sa présence manquait fréquemment de précision quant à son origine précise. En revanche le millésime semble être un intéressant point de repère que l’amphitryon présente avec une certaine fierté. On fera l’impasse sur les centaines de menus où le vin ne fut pas mentionné bien que l’on soit certain qu’il fût bu et certainement honoré plus que de raison. Je me souviens que M. De Meester avait dû faire des recherches dans sa collection pour dénicher des menus mentionnant la présence du vin. De la Collection Schellekens offerte au Musée des menus de Dijon, qui reprend quarante-neuf menus belges étalés entre 1844 et 1866, dix-huit sont rangés à la section des Grandes réceptions et Repas officiels parmi lesquels trois indiquent la présence du vin. Ce défi va perdurer des décennies pour qu’il puisse assumer sa présence, revendiquer son identité partielle ou complète. Le dix-neuvième siècle n’y suffira pas.
J’en retiens quelques-uns parmi les plus instructifs. Je respecte l’orthographe, souvent non définitive, telle qu’elle figure sur chacun.
1845
Le plus ancien des menus en compagnie de ses vins : le dîner de Son Altesse Royale le Prince Charles de Bavière (1) le 23 décembre.
Ce menu exceptionnel donne l’apparence d’un repas « à la russe » et « à la française », dans un ordre logique pour les mets et les vins.
Un Sauternes sans qu’on puisse en savoir davantage. On ignore sa marque mais sa place en début de repas laisse présager qu’il s’agit d’un vin moelleux. Servi (au choix du convive?) simultanément ou pas, avec un Madère, sec est-il spécifié. Il s’agit d’une fort belle entrée en matière. Suivent un Bordeaux, le Château Lafitte et un vin allemand, le Schloss-Johannisberger, non millésimés.
Voici une nouveauté, intéressante à plus d’un titre. Un Champagne, sans marque mais il nous est donné à savoir qu’il vient de Sillery. A coup sûr enrichi de sa pétillance. A-t-il été sélectionné des seules vignes de cette commune située à une douzaine de kilomètres de Reims ? On sait qu’il s’agit d’un négociant, d’une marque qui a encore le choix, à l’époque ,d’inscrire le nom de la commune plutôt que l’emblématique nom Champagne.Fait unique dans un repas de cette époque, le Champagne est servi en début de repas. Ce menu d’une table allemande est le seul menu non français ou belge de la série.
Deux portos, un rouge et un blanc, un Vino Santo italien et un Pedro Kimênes. J’aurais fait l’impasse sur les liqueurs, mais comment ne pas saluer l’anisette d’hollande.
Les orthographes sont loin d’être définitives comme on peut lire. En revanche l’Europe à table existe sans le moindre doute.
1847
Vous avez été nombreux à vous mettre en appétit avec ce long menu (2) décrit dans le précédent article. On me demande à quelle heure on commence le repas. On doit se souvenir qu’on pouvait être placé à un bout de table. Y picorait-on les seuls légumes posés devant soi ?
Une précision orthographique. L’entité Rauzan est déjà divisée en Rauzan-Ségla et Rauzan-Gassies. Rauzan-Ségla s’écrit avec un « z » qu’il perdra au vingtième siècle au profit d’un « s » selon le souhait de l’autre propriétaire. Le cru récupérera son « z » à l’issue d’un procès, en faisant état de son antériorité.
1849
Le banquet (2) offert au Roi, à la Reine et à la famille royale belge possède également la particularité d’être à la fois ‘à la française’ par la quantité de plats servis à table et ‘à la russe’ par son ordonnancement.
Les vins sont alignés sur cinq lignes. La première cite Bordeaux sans autre renseignement. Une virgule après son nom, puis un tiret avant de signaler le suivant. Un blanc ? Un rouge ? Lequel ? Pourquoi celui-ci à l’entame du repas. Il préservera son mystère. Un deuxième Bordeaux, mieux défini : un Médoc de la commune de Saint-Julien, sans nom de marque et de 1841. On apprécie beaucoup les Bordeaux d’un certain âge. Troisième vin, comme souvent dans le trio de pointe, un Madère. Suivent deux vins de la même famille, un Champagne mousseux et un Sillery Mousseux. Les invités auraient-ils le choix entre la mousse déjà à la mode et un champagne calme, à l’ancienne ?
Trois Bordeaux : un Médoc, le Bécheville (au lieu de Beychevelle) futur quatrième cru classé de Saint-Julien, en 1839, et un peu plus âgé, le Larose 1834 qui sera classé deuxième de Saint-Julien sous le nom de Gruaud-Larose et enfin le réputé Château Margaux 1837, de trois ans plus jeune mais davantage réputé.
La Belgique n’existe que depuis vingt ans. On enchaîne dans la paix avec l’Allemagne (Rhin, Johannisberg, Cabinet, Hockheimer 1834) et le Portugal (Oporto) pour clore d’un Muscat Rivesaltes et un vin de Lunel (en cépage muscat), deux vins doux naturels du Languedoc-Roussillon qui obtiendront leur appellation d’origine contrôlée en 1956 et 1943 !
1853
Deux mots sur les vins d’un menu non publié. .Tout semble simple et pourtant : Bordeaux, Champagne, Bourgogne puis Champagne à nouveau mais spécifié mousseux frappé. Est-ce à supposer que le (ou les) premier fut un vin calme. D’autre part, on juge utile de spécifier que le Champagne mousseux se doit d’être bien refroidi.
1872
Sauterne et Madère restent les apéritifs préférés de ce banquet (2).
Le Pauillac et le Saint-Julien sont-ils en appellation communale ? On pourrait le penser en lisant la suite, alors qu’un Champagne se présente en Sillery supérieur, se distinguant sans doute de collègues moins prétentieux ?Une apparition peu commune, Châteauneuf du Pape, précède un Saint-Juilen à réputation acquise de deuxième cru classé, sans savoir lequel des trois a été retenu. De même on n’accorde aucune importance au millésime, comme cet Hermitage qu’on supposera de couleur rouge. Un champagne de marque, Mumm, enrichi de la mention carte blanche. Ce n’est pas la première fois que le Muscat (de) Lunel clôt un repas d’apparence ‘à la française’.
1878
Un bien beau menu ‘à la française » (2) très généreusement arrosé, aux vins individualisés sans excès.
Les marques cherchent à se faire reconnaître. Madère continue à mener le bal. On reste en appellation communale avec le retour du St Julien. Une sérieuse apparition dans le trio de tête, avec un champagne plein d’enseignements : Un Sillery toujours supérieur, signé Moët & Chandon. La marque créée en 1743 a confirmé sa nouvelle dénomination en 1832. Contraste entre le Cantemerle 1844, 34 ans de bouteille pour ce cinquième cru classé en Haut-Médoc et le Château d’Issan, non millésimé et pourtant troisième de Margaux. Quel regret de ne pas connaître le millésime du Château d’Yquem. Nouvelle carte blanche pour Louis Roederer dont la marque a été déposée en 1833. Lafite sait imposer son millésime,1846, à la différence du Chambertin : sa notoriété suffit à son seul énoncé. Liebfraunmilch cabinet en avant-dernière position, Porto ferme la marche.
1881
On mangera fort bien à la lecture de cet alléchant menu (2).
On boira encore mieux en commençant d’un Château d’Yquem 1869. Suivent trois Bordeaux, Margaux 1870, en appellation communale, vu l’absence du mot château et en tenant compte de la jeunesse (relative) du millésime. Château Léoville 1864 comme s’il n’en existe qu’un seul, alors que la séparation en trois entités s’est effectuée entre 1826 et1840. Branne Mouton Rothschild 1869. Clos Vougeot 1865 et deux champagnes qui se distinguent pour fermer la marche, Moët & Chandon inscrit comme Crémant (on n’en saura pas davantage) et Louis Roederer déjà rencontré avec sa Carte Blanche.
1883
On apprécie la présentation (2) dont l’énoncé du solide et du liquide ne peut que faire saliver. Le jugera-t-on comme un menu ‘à la russe’ ou ‘à la française’ ?
Sans le détailler, on commence par du Madère, Yquem souffre d’être le seul à ne pas être millésimé, on ne saura rien des trois Bourgognes, on termine d’un Champagne qu’on dira générique. Le Chambertin, millésimé 1846, est avec ses 37 ans d’âge, le vin le plus ancien de ce repas. Pour la comparaison, sortez de votre cave un grand bourgogne de la décennie 1980…
Autre menu de cette année 1883.
Un vénérable Vouvray d’entrée remplace le Sauternes, le Marsala, en vin surprise, a dû surprendre les invités. Comme on le voit, deux Bordeaux en appellation communale auquel succède un Château Margaux. Louis Roederer en baisser de rideau.
1885
L’allure d’un riche ‘menu à la russe’ (2).
Comme d’habitude le Xérès ouvre les bans. Trois Bordeaux pour enchaîner. Un communal, le Saint-Pierre 1870 puis le Pape Clément.
Saint-Pierre a appartenu à des négociants anversois, les Van den Bussche. Il n’est pas impossible qu’avant de devenir propriétaire (1920) ils commercialisaient déjà ce quatrième cru classé de Saint-Julien qu’ils gardèrent jusqu’à une vente en 1980 et 1981. Après le Liebfraumilch deux marques de Champagne implantées avec succès en Belgique cohabitent à la fin du repas, Moët (encore de Sillery) et Louis Roederer.
1889
Beau menu (3) imprimé en soie à Nantes pour le restaurant Continental. On a pris soin de tout. Bordeaux sans plus. Rouge ou blanc ? J’opte pour la dernière couleur car Vallet suggère un blanc nantais local. Yquem millésimé, comme le Saint-Emilion, mais c’est quasiment une première de voir ainsi un vin de la rive droite. Millésime1869 comme le Léoville. Une année assez abondante, de « qualité juste moyenne » a repéré M. Pijassou. Un Volnay millésimé et un Roederer. La Bourgogne et la marque champenoise sont appréciées dans l’Ouest de la France.
Dans un autre menu, (2) on lit St Estèphe, Chablis, Mouton d’Armailhacq (une première), Romanée pour la Bourgogne (sans aucune indication supplémentaire), Château Latour et en cohabitation de fin de repas, Moët supérieur et Vve Clicquot Ponsardin.
1898
Tout est vite dit dans ce menu du 1er avril, joliment illustré (4).
Chablis, c’est concis. Martillac est rare, il s’agit d’une commune des Graves qui enfantera en tout cas le futur Château Latour-Martillac. Non millésimé à la différence du Château Margaux 1890, qui se distingue par homonymie de l’appellation Margaux. Suit le grand Bourgogne. Une curiosité sans qu’on sache laquelle : le Champagne XXX. Comme si le patron du restaurant n’avait pas arrêté son choix. Ou que signaler Champagne en fin de repas suffit à l’allèchement.
CONCLUSIONS
Nous voici à la fin du dix-neuvième siècle. Je n’ai pas évoqué les secousses politiques qui ont ébranlé l’Europe en général, la France en particulier, passée de république en royaume et vice-versa. La Belgique nouvelle venue (1830) dans l’orchestre des nations tire parti de sa proximité géographique avec la France, par voie maritime ancienne, par la route, par le rail pour coloniser et arroser pacifiquement les tables.
Les vins, on le remarque, se personnalisent au fil des décennies, certaines habitudes de l’ordonnancement se modifient.
Du côté du Médoc et du Sauternais, on souligne qu’aucune propriété ne fait mention du classement des vins de 1855. On ne porte manifestement aucun intérêt à cette innovation qui va rester absente des étiquettes bordelaises pendant plus d’un siècle !
Le Champagne s’est imposé aux repas de fête, en se positionnant à l’heure du toast final. On célèbre cette boisson effervescente, une nouvelle venue, parée de mille vertus. A l’exception d’une demi-douzaine de marques créées au siècle précédent (de Ruinart la doyenne de 1729 à Jacquesson fondée en 1798), elles se succèdent au fil des décennies suivantes avec une aura sans pareille.
Horace Raisson dans son Code Gourmand de Gastronomie enseigne au chapitre du Voisinage avec les Dames qu’un convive « se doit d’être poli pendant le premier service ; il est tenu d’être galant au second ; il peut être tendre au dessert » et poursuit que « jusqu’au Champagne, son genou ne doit prendre aucune part à sa conversation. »
Quand le champagne va-t-il conquérir la première position dans le déroulement des repas ? Quiz : Premier, deuxième, troisième quart du siècle ? Je vous laisse le soin de deviner, avant les menus du vingtième siècle, sujet du prochain article.
Jo GRYN
Origine des menus publiés
- Menu des Collections Patrimoniales du Musée de Dijon. Reproduit avec l’aimable autorisation de sa direction.
- Collection Didier de Meester de Betzenbroeck
- Collection personnelle
- Photo tirée du catalogue N° 28 de ventes Gastronomie et Œnologie de M. Huchet