LA DECANTATION

Décanter, carafer, ne rien faire ?

Commençons par les prolégomènes. A quoi sert la carafe, ce récipient à forme ventrue , habituellement apte à accueillir le liquide d’une bouteille de 75cl ? De vin de préférence. On lui accorde deux ou trois fonctions. D’abord le plaisir esthétique de mirer le vin mis en valeur dans cet objet décoratif. Un plus pour les vins gouleyants dont les reflets palpitent de joie dans le contenant en verre ou en cristal. Dans ce cas, on parlera de décarafage.

Belle carafe avec bouchon doré de la Manufacture de Baccarat (ca 1830)

Un grand débat

La décantation, elle, permet de séparer le vin de ses lies, de ses dépôts jadis nombreux, inévitables. Les moyens modernes de filtration fine ne rendent plus cette opération utile, encore que des vignerons choisissent d’éviter cette opération supplémentaire tout en signalant la possible existence d’un dépôt dans le fond de la bouteille.

Enfin, troisième possibilité, le sujet même qui pose débat : la décantation donne-t-elle au vin une aération évidente, supposée bénéfique pour les uns, superflue pour les autres ? Autrement dit, le vin va-t-il supporter le choc lorsque le bourreau nommé tire-bouchon accomplit son indispensable office, alors que son vigneron s’est acharné que sitôt les raisins arrivés au chai, soient mis à l’abri de l’air jusqu’à l’ouverture de la bouteille des mois ou des années plus tard.

Qu’ont écrit les auteurs qualifiés, tout en prenant en compte que leurs textes précèdent chronologiquement les méthodes de filtration fine.

Alexis Lichine (1) est formel : « décanté un bon moment avant le repas, voire la veille. » Robert Goffard (2) qui fut mon mentor ne mâche pas ses mots lorsqu’il parle d’une bouteille âgée, par l’aération qui en résulte, oblige « ce cru à un dialogue plus rapide, plus expressif et à faire montre d’un visage plus gracieux. Elle assouplit surtout les vins tanniques qu’un service simplifié laisserait repliés sur eux-mêmes. »

Bref, j’étais convaincu de cette idée reçue. Il fallait donc décanter et je n’en revenais pas des assertions développées par d’Émile Penaud (3) qui se montrait opposé à cette opération. Il n’était pas que l’auteur de ce livre. Cet ingénieur, collaborateur du Pr. Jean-Ribéreau-Gayon fondateur de l’oenologie moderne, dirigea les Services de Recherches de la station agronomique et œnologique de Bordeaux. Il fut également l’auteur de nombreux articles scientifiques sur le travail du vin ! Comment réagir devant ces mots, lui qui procéda à tant d’expériences et conclut : « s’il y a nécessité de décanter, on le fera toujours au dernier moment, juste avant de passer à table ou juste avant de servir, jamais à l’avance. »

Carafes très patriotiques

Une expérience

Sans la notoriété de cet auteur, les haussements d’épaule, les sarcasmes, les moues dubitatives auraient secoué intelligentsia viticole autant que le dédain des amateurs. A dire vrai, je n’en croyais pas mes papilles de cette affirmation quasiment révolutionnaire. En 1981, quelques mois après la sortie du livre de Peynaud, il m’a semblé intéressant d’en avoir le cœur net. J’ai réuni dix dégustateurs qualifiés devant une série de bouteilles présentant une certaine homogénéité. J’eus le bon sens d’estimer que le vin de Bordeaux pouvait se prêter à une telle expérience, prenant la précaution de retenir les seuls vins de la rive gauche sur un seul millésime, 1970 considéré à l’époque comme vin complet et riche. Deux lots de dix Bordeaux furent rassemblés, un vin de Graves venant s’infiltrer dans les vins du Médoc. La durée de décantation convenue à l’avance et admise comme pouvant représenter le temps moyen entre le moment de la commande au restaurant et celui du service fut fixé à soixante minutes. Les dix vins se suivirent à intervalles réguliers, tous servis à une température comprise entre 15° et 16°. De plus, les vingt bouteilles avaient séjourné une dizaine de jours dans des conditions identiques.

Les vins retenus

Les échantillons furent dégustés dans l’ordre inverse de la classification de 1855, le jury marquant son accord pour que le Graves soit présenté après les quatrièmes classés. Défilèrent ainsi :

Château Beauséjour, Cru Bourgeois de Saint-Estèphe
Bel-Air Marquis d’Aligre, Cru Bourgeois Exceptionnel (1932) de Margaux
Château Haut-Batailley, Pauillac, 5e Cru Classé
Château Beychevelle, Saint-Julien, 4e Cru Classé
Château Talbot, Saint-Julien, 4e Cru Classé
Château Branaire-Ducru, Saint-Julien 4e Cru Classé
Château Malartic-Lagravière, Graves, Cru Classé
Château Giscours, Margaux, 3e Cru Classé
Château Palmer, Margaux, 3e Cru Classé
Château Gruaud-Larose, Saint-Julien, 2e Cru Classé

Les conclusions

Chaque dégustateur avait devant lui deux verres. Le nom du vin était annoncé mais on ignorait dans quel verre se trouvait la bouteille décantée. Chaque verre portait une pastille colorée, rouge ou bleue et chaque dégustateur était invité à remettre dans le silence une fiche indiquant seulement une préférence nette (BB ou RR), légère (B ou R), le signe = indiquant l’absence de toute préférence. Après la remise des feuilles à l’issue de chaque vote, une discussion s’engageait, chacun avançant ses explications et justifications sur ce qui se nommait verre bleu ou rouge. Les avis divergeaient, vin après vin. A l’analyse on constata que sur les cent votes, 51 voix se portèrent sur le vin décanté, 40 sur le non décanté et 9 égalités. On fut tout proche d’une étonnante égalité.

Carafe à bouchon rond doré, début XIXème

Par vin, il n’y eu unanimité que pour le seul Branaire-Ducru, comme si la décantation avait « guéri » le vin d’un défaut ressenti au premier coup de nez. On retint aussi les cas de Palmer et Beauséjour avec huit votes de préférence pour la bouteille décantée.

A la surprise générale on constata que pour les sept autres échantillons le séjour en carafe n’avait rien apporté ou amélioré et on estima, pour trois vins, qu’il était préférable de ne pas décanter.

On peut vraiment conclure que l’idée reçue sur la décantation était à jeter avec l’eau du bain et que le professeur Peynaud, en bon scientifique, avait raison.

Quelques années plus tard, j’ai conduit un test comparable à Pauillac avec la participation de jurés locaux, propriétaire ou œnologue, tous convaincus des effets bénéfiques de la décantation, malgré le respect qu’il portaient et devaient à Peynaud. Les résultats furent absolument semblables, quasiment identiques à ma première expérience, à la grande stupéfaction des participants! Ils étaient tous, pour sûr, au fait des écrits de Peynaud. Ce sont sans doute les seules lignes du célèbre professeur de la faculté d’oenologie dont ils ne partagent pas les conclusions.

J’ajoute qu’au cours des nombreux voyages que j’ai effectués dans le Bordelais pendant des décennies, lors des déjeuners et dîners auxquels je fus invité, neuf bouteilles sur dix étaient servies dans des carafes dont on prenait le soin de me prévenir qu’elles avaient été ouvertes dès le matin !

Bon sang décanté ne saurait mentir : la décantation est inscrite dans le patrimoine génétique des Bordelais.

Belle carafe au bouchon attribuée à la Manufacture de Montcenis. Origine Bourguignonne (premier quart XIXème)

Quiz

Entre moi et moi

Q Tout de même n’est-il pas nécessaire de décanter certains vins plus que d’autres ?
R Je dirais plutôt que certains cépages, comme le gamay, se boivent pour leur joyeuseté et que le simple carafage est une opération superflue.

Q Qu’en est-il des vins blancs ?
Même si on est convaincu de l’évolution, autant suivre les variations des senteurs du vin dans le verre plutôt que dans une carafe, même si elle belle.

Q Il existe des vins qui semblent très tanniques. Pourquoi ne pas avoir recours à une décantation ?
Rien ne remplacera le plaisir que vous vous procurerez dans les deux cas de figure, surtout si vous êtes convaincu de l’utilité ou de l’inutilité de cette opération.

Q Comment réagir si, au restaurant, le sommelier vous propose une décantation immédiate ?
J’ai pour habitude de le laisser faire, me préoccupant préalablement de la température de la bouteille demandée. En revanche, rien ne m’énerve autant qu’un sommelier qui débouche la bouteille de rouge pour l’aérer sans demander mon avis.

Q Une solide aération ne fait-elle pas disparaître le goût de bouchon ?
Au contraire, elle ne fait que l’accentuer exponentiellement. De quoi rappeler utilement qu’une telle bouteille servira utilement dans un plat cuisiné, le goût de cette fameuse molécule qu’on mit tant de décennies à déceler, disparaissant totalement à la cuisson.

Carafe attribuée à la Cristallerie de Saint-Louis. Moselle. Première décennie du XIXème

L’avis d’experts.

Après une quarantaine d’années passées comme sommelier à la la fameuse Tour d’Argent, David Ridway exerce comme consultant de luxe dans ce restaurant dont les caves ont la réputation de conserver des centaines de milliers de bouteilles. Je considère qu’il a vécu deux fantastiques périodes. Pour la première, celle des années 1970 et 1980, il rappelle que la décantation faisait partie des traditions. Elle a connu une évolution lorsque la clientèle est devenu lectrice d’étiquette. La bouteille versée dans une carafe était ensuite nettoyée et on y transvasait à nouveau le liquide. Il n’est pas un partisan de la décantation bien qu’il y trouvait un avantage indéniable car une bouteille retirée de l’illustre cave à 12° prenait deux ou trois degrés dans la carafe entre la commande et le moment du service. On considérera cela comme un carafage pur et simple. Autre constat de sagesse : les jeunes sommeliers aiment de moins en moins décanter. Il note également que les bouteilles décantées il y a cinquante ans étaient principalement des Bordeaux. Ce n’est plus le cas, tant les Bourgognes sont devenus à la mode et on se soucie peu de la décantation des vins de cette région. Peut-être, ajoute-t-il, que certains cépages se prêtent plus volontiers à cette opération, tels le mourvèdre, la syrah et, dans une moindre mesure, les cabernets, mais la décantation n’est vraiment pas de mise. Enfin, s’insurge-t-il, rien n’est plus ridicule que les carafes nouvelle mode, au long bec qui s’utilisent comme on sert du thé à la menthe.

Nature morte de Van Gogh, à la carafe… à eau

S’il est connu pour son restaurant parisien, le Tan Dinh, dont il est le chef depuis de nombreuses années, Robert Vifian a surtout la réputation d’être un des meilleurs dégustateurs de l’hexagone. Ce restaurant vietnamien recèle surtout dans sa cave les bouteilles les plus extravagantes que découvrent des amateurs du monde entier. Sans être un partisan de la décantation, Vifian propose à ses clients la décantation si son premier coup de nez lui donne l’impression d’un sulfitage excessif. Dans les autres cas, avec son nez agissant comme le juge d’une cour d’appel, il suggérera l’opération si un vin très solide, trop tannique mérite un détour par la carafe. Il n’évoque pas d’autres raisons, à l’exception de celle-ci : j’y ai toujours recours, concède-t-il, à la demande expresse du client.

Bref, rien n’y fait. Que vous soyez décanteur intégriste ou fanatique des premières senteurs de la bouteille débouchée, prenez le plaisir que vous vous accordez.

Jo GRYN
  1. Alexis Lichine – Encyclopédie des vins et des alcools (Robert Laffont)
  2. Robert Goffard – Le service du vin (Cahiers de l’A.I.V.)
  3. Emile Peynaud – Le goût du Vin (Dunot)
  4. Jo Gryn – Le Journal du Médecin
  5. La Tour d’Argent 19 quai de la Tournelle 75005 Paris. Fermé pour travaux de rénovation. Réouverture prévue au printemps 2023
  6. Le Tan Dihn 60 rue de Verneuil, 75007 Paris

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2 réflexions sur « LA DECANTATION »

  1. Merci, cher Jo, pour cette lecture apéritive, soigneusement documentée et tous comptes faits rassurante, qui m’a, l’espace d’un instant, donné le sentiment, valorisant et fraternel, d’appartenir à l’ »intelligentzia viticole ». Amitiés.
    Olivier

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  2. Cher Jo,
    Dès le quatrième mot, j’ai buté. Et n’en suis allé demander aide à mon ami Wiky Dyco (qui n’est sommelier nulle part). J’ai donc appris un nouveau vocable. Mais pas que… tes articles sont toujours remarquables et pour cela, et bien d’autres de tes talents, je te remercie.
    Si la décantation, au final, n’est point utile au vin, elle l’est au tailleur, celui qui oeuvrait au Val-St-Lambert, chez Baccara, St-Louis si pas au Royal Brierley.
    Ceux-là savent mettre le vin en valeur, pour les yeux. Comme tu le fais si bien pour les papilles. Sublime passage du décanté à l’enchanté.

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