Quels sont les grands millésimes? Comment définir les « grands vins »? Et, autrement dit, comment classer les millésimes selon une hiérarchie acceptable par tous? Cette question trouve une réponse éminemment subjective. Acceptons une approche en hiérarchisant les vins et les millésimes en trois catégories, les médiocres (nombreux au vingtième siècle), les moyens (de plus en plus fréquents dans ce vingtième siècle), les grands ou très grands, mémorables, exceptionnels. Ce dernier échelon de la hiérarchie comporte déjà, on le voit, différents niveaux de qualification. Je garderai la définition que Robert Goffard m’a donnée: « le grand vin est celui qui a une aptitude à vieillir », ce qui sous-entend qu’il sera grandiose de sa naissance à la vieillesse. Je n’ose évoquer leur immortalité. Un retour en arrière sur les millésimes de la deuxième moitié du vingtième siècle peut aider à la compréhension, surtout si on se réfère aux conditions météorologiques, encore que le marché du vin lié partiellement à l’économie et à la politique s’ajoutent à la partition. Par comparaison, les souvenirs personnels pèsent peu.
La deuxième moitié de la décennie 1940.
Curieusement les millésimes bordelais des guerres 14-18 et 40-45 sont d’une indigente pauvreté, à l’exception de 1945, encore que la Gironde avait bel et bien été libérée. Des prisonniers allemands eurent « la chance » d’être requis pour des vendanges fortement réduites suites à une méchante gelée des 1er et 2 mai. Les Premiers Crus, Mouton-Rothschild en tête, tirèrent bien plus que leur épingle du jeu pour donner une image très (trop?) positive au millésime. Il a plu sans arrêt en août 1946, temps froid à l’appui. On les nota « un peu verts, un peu creux. » Ils furent vite oubliés. 1947 fut une année aux journées d’été extrêmement chaudes et des vendanges précoces du 15 septembre. Ceux qui ont dégusté les Premiers ne tarissent pas d’éloges sur eux et Cheval Blanc est resté longtemps légendaire. Michel Dovaz dans ses Grands Vins du siècle rappelle que pour son élevage, le vin fut « logé dans des barriques de cinq à dix ans d’âge! » Les notes de l’époque notent, pour 1948, qu’après les craintes climatiques d’août et début septembre, il ne tomba pas une goutte d’eau entre la mi-septembre et la mi-octobre. René Pijassou cite Lawton pour qui ce sont « des vins sains et qui seront utiles. » On les a bus sans beaucoup en parler. Peu d’enthousiasme pour les vendanges de fin septembre et début octobre pour les 1949. Des cuvées, cependant, de fort belle qualité avec un mémorable Château Margaux. D’autres réussites extrêmes ont satisfait ceux qui ont pu les garder une trentaine d’années. On retiendra que ce fut un millésime de fort belle tenue.

La décennie 1950
En 1950 la récolte fut abondante. Des vins « bons sans atteindre la qualité des 1945, 1947, 1949 » commenta Lawton. Des pluies sans arrêt en 1951 et on put chaptaliser. Guère de commentaires eux comme sur les 1952 qui connurent cependant un bon succès. Sans discussion possible, 1953 est le dauphin de la décennie. Du beau temps pendant toute le durée des vendanges amenèrent des raisins à maturité simultanément à une demande accrue à mettre en parallèle à une prospérité économique revenue. De fort belles notes de dégustation trente ans après leur naissance en témoignent, ce qui n’est pas vraiment le cas pour des 1954, maltraités par les eaux de septembre. On a peu parlé des 1955, bonne année, troisième sur le podium de la décennie. C’est un millésime passé aux oubliettes, peut-être injustement. Mémorable à cause de ses suites: 1956 et les gelées historiques de février. On dépassa allègrement les moins 10 degrés. Les ceps ne résistèrent pas. « Une hécatombe » selon. J.P. Gardère au Château Latour. Pire encore, des gelées printanières en avril et mai 1957 contribuèrent à l’anéantissement des pieds qui avaient survécu l’année précédente. Pijassou écrit que « de 1956 à 1958, le vignoble médocain avait produit à peine une récolte de demie. » Je n’ai quasiment aucune note de dégustation intéressante sur ces millésimes. Du beau temps, en veux-tu en voilà en 1959, avec ce qu’il faut d’averses bienfaisantes. J.P. Gardère, s’exclame dès les vendanges: « un climat exceptionnel a préparé durant juillet et août l’avènement d’un grand millésime. » Une petite récolte allait les rendre encore plus désirables. Je me souviens d’une superbe soirée dégustation, ou se côtoyèrent en point d’orgue et à l’aveugle, Haut-Brion exceptionnel de finesse, Latour dans l’excellence et la puissance que peut donner le cépage cabernet sauvignon, Mouton-Rothschild qui combinait ces deux caractères. Et, en d’autres occasions, mémorables furent Margaux, Pétrus et tant d’autres.

La décennie 1960
Un premier millésime noyé sous la pluie. Rares dégustations, notes correctes pour Ausone, Cheval Blanc et Mouton-Rothschild. J’ai parlé du millésime 1961, vous lirez dans le prochain article les choix des experts. Des qualités inégales en 1962, avec quelques bons souvenirs, mais ils n’ont pas vraiment défrayé la chronique. Gelées hivernales en 1963, mauvais temps printanier, pluies et pourriture estivale. On l’oublie, comme les vendanges mouillées de 1964, encore que comme souvent les Premiers s’en sortent, ce qui semble aller de pair avec la « création » ici et là des Deuxièmes Vins. De l’eau et des raisins qui n’ont pas mûri ou ont pourri pour résumer 1965. On n’a pas assez souligné la qualité des 1966, voire à un degré nettement moindre des 1967. Signe des temps: les Forts de Latour sont créés avec 1966. Médiocrité et froidures de 1968. Forte demande inattendue des acheteurs pour 1969. Ses deux derniers chiffres n’y sont pour rien.
Du marchand de fruits… …au pâtissier
La décennie 1970
Une décennie quasiment noire. Je préfère ne pas m’étendre dessus sauf à répéter ce que confièrent quelques négociants: « Et pourtant on les a bus. » On retiendra la rumeur qui lança 1975 comme un « grand » millésime après le tristesse des 1972, 1973, 1974. Sécheresse historique de 1976, sans que le mot de canicule fût prononcé. On passe sous silence les trois derniers millésimes de cette décennie. On retient toutefois deux événements médiatiques liés, un hommage rendu au professeur Emile Peynaud en 1977 et la publication de son livre « Le Goût du Vin » deux ans plus tard. De plus, les Etats-Unis sont devenus depuis le début de la décennie de très gros acheteurs de vins de Bordeaux, surtout des appellations communales du Médoc.

La décennie 1980
Une qualité médiocre, des vendanges tardives (13 octobre) lancent la décennie. Suit un mieux en 1981: on se contentera d’une qualité moyenne. Vient enfin du vrai beau temps dès le mois de mars 1982. La vigne en profite amplement. On se dirige vers une récolte mirifique en qualité et quantité. Des conditions idéales de vendanges dès la mi-septembre. Les raisins de cabernets et merlots filent un amour parfait. Bernard Nicolas (La Conseillante) confie au courtier Tastet Lawton qu’il compare 1982 à 1947. Pour Bruno Prats (Cos d’Estournel) 1982 est le meilleur millésime qu’il a connu! Un jeune chroniqueur américain, Robert Parker, s’enthousiasme sans la moindre réserve dans The Wine Advocate. Une note de 19 sur 20 est un minimum dans les dégustations de l’époque comme les actuelles. On jubile . On n’oublie pas qu’on attendait du superlatif depuis 1961. D’une d’une fort belle qualité, 1983 donne des vins puissants qui restent cependant dans l’ombre du millésime précédent. Le beau temps n’est pas éternel: croix noire sur 1984. Les acheteurs traditionnels ne sont pas demandeurs. La grande distribution en profite, saute sur cette opportunité qu’elle n’abandonnera plus. Des vendanges dans de fort bonnes conditions enfantent des 1985 complets, de grande qualité, dans l’ombre des 1982, mais ils n’ont pas pris une ride. 1986 s’aligne comme un millésime « classique », à l’ancienne ce qui n’a rien de péjoratif. On les a oubliés ou bus. De belles notes de dégustations après leur mise en bouteilles me donneraient envie de les retrouver. Une climatologie trop irrégulière en 1987 pour laisser de bons souvenirs. Par contraste 1988 naît sous de bons auspices et est reconnu dans les années qui suivent comme la première des trois glorieuses, sans cependant les égaler, sauf dans le Libournais. Du beau temps dès février en 1989, de la chaleur en excès en été, de la canicule pendant Vinexpo. La vigne surmonte les aléas climatiques et donne un millésime fameux: élégance, de la chair, du gras, de l’appétence à souhait pour clore la décennie. Les vins ont gardé aujourd’hui les caractéristiques de leur naissance.

La décennie 1990
Sonnez, trompettes de la renommée: 1990 clôt en beauté les Trois Glorieuses. De petites averses entre des jours de vendanges en bras de chemise. Fut vite considéré comme un des très grands millésimes . Lui succéda un millésime « enterré » par une forte gelée le 21 avril 1991. La maigre récolte laisse peu de souvenirs. Suivent, à nouveau, trois années qu’on n’a pas envie de câliner, encore que certains ont voulu croire aux 1994. Par contraste 1995, millésime de petit rendement, s’offre aux amateurs sans la moindre réticence et garde son élégance au fil des années. Nombreux coups de coeur dans toutes les appellations! On revient à un certain classicisme avec les 1996 et on mise assez fort sur la qualité des 1997 ce que ne confirmera pas leur tenue ultérieure. D’autant plus que 1998 a connu un mois d’août très peu arrosé, en contraste avec des vendanges de type pluvieux. On apprécie ces vins favorablement soutenus par de splendides merlots. On « ferme » le siècle par un millésime sauvé, comme beaucoup d’autres depuis deux à trois décennies, par le savoir-faire des oenologues de terrain et le sérieux des propriétaires: on n’a plus le droit, sauf catastrophes climatiques, d’élaborer des vins médiocres et on y parvient sans trop de mal. L’évolution qualitative, liée au réchauffement climatique, a été exponentielle. Et spectaculaire.

A suivre, dans quelques jours, l’avis des experts.
Jo GRYN