BOURGEOIS :  VIES ET COMA 

Vous avez dit Cru Bourgeois ?

LES PREMISSES DU CLASSEMENT 

Aux yeux de Jean Miailhe, la Coupe était un formidable outil de promotion pour ses Bourgeois réunis dans un groupement désordonné. L’idée d’un reclassement en cette période euphorique pour le jus de la treille bordelaise traçait son chemin. Et puis, Philippe de Rothschild avait bien attendu un jubilé pour la révision de son deuxième Classé. Jean Miailhe se remuait, nouait des contacts, des amitiés, faisait parler de lui dans le microcosme des vins médocains. Il parvint à mettre sur pied une première réunion en tant que Président de son syndicat. Elle se tint en 1995 et réunit le gratin des diverses associations professionnelles.

Curieusement, on y découvre, la présence de deux représentants des Classés 1855 comme s’ils surveillaient le grain ambitieux des non classés. De leur côté, les deux représentants du Comité Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (Civb) brillèrent par leur absence. Diplomatie ou peur d’éventuelles décisions et donc de se « mouiller », de se mettre à dos la soixantaine des Classés de 1855 ou les centaines de Bourgeois ? On ne sait…

LA MISE EN OEUVRE

En tout cas Miailhe avait énormément travaillé. L’âge venu, Il céda la présidence à Dominique Hessel qui pensa sortir du désordre dans ce qui avait été ou non concrétisé. Il avait reçu l’aval de son conseil d’administration qui décida néanmoins de « suspendre » la Coupe -je me demande encore pourquoi- afin de ne pas interférer, me confia-t-on, avec l’attente des résultats de la révision. Il restait un immense travail administratif à accomplir. Après tout, les Crus Bourgeois représentaient 44 pour-cent de la production vinicole du Médoc. Président bénévole, Hessel se démena comme un beau diable dans les services administratifs du Ministère de l’agriculture pour arriver à un accord réunissant aussi bien la Chambre de Commerce, les membres son association, dissidents inclus (il y en eu pas mal, se souvient Hessel) et l’aval ministériel qui parut au Journal Officiel le 30 novembre 2000.

Il détaille en quelques points la procédure à suivre. Je vous épargne les détails précis de ce qu’on peut appeler les règles du jeu. On y note que ce classement retiendra les seuls vins du Médoc, qu’il sera l’objet d’une hiérarchie pour les huit appellations, que les vins doivent être obligatoirement mis en bouteilles à la propriété, que les dénominations seront Crus Bourgeois, Crus Bourgeois Supérieur, Crus Bourgeois Exceptionnels, que le jury sera constitué de professionnels, la notoriété de ces vins interviendra (interprétez ces mots comme leur prix) et aussi que le président sera élu à la majorité des membres du jury.

On était parti pour une hiérarchie à l’exemple de celle qui donna naissance au classement des Classés de 1855. Ceux-ci, me confia plus tard un juré, ne voyaient pas cet futur d’un œil favorable, mais aucun ne s’y opposa.

Le jury regroupait six familles professionnelles à raison de trois membres par groupe, les courtiers, le négoce, la fac (sic) d’œnologie, les crus bourgeois, la Chambre d’agriculture et les personnes qualifiées. La présidence de ce jury compétent et pointilleux jusqu’au bout des ongles revint au courtier Max de Lestapis. Parmi les jurés retenus, je citerai parmi les plus connus Yves Glories, doyen de la faculté d’œnologie, les professeurs Denis Dubourdieu et Pascal Ribereau-Gayon, Jean Cordeau, spécialiste des sols et des cépages des régions viticoles, les courtiers Daniel Lawton et Max de Lestapis, l’œnologue de Pétrus, Jean-Claude Berrouet. De façon assez normale, Jean Miailhe en faisait partie, peut-être à titre honorifique (il avait plus de septante ans) ainsi que le président et le vice-président des Bourgeois, Dominique Hessel et Thierry Gardinier. Il entrait dans la logique historique qu’un courtier fût nommé président.

UN DEBUT EN FANFARE

Aucune voix discordante ne survint au sein des candidats. Ils se souvenaient que le jury alimentaire pressenti pour le classement de 1855 s’était déclaré incompétent pour juger des vins dont ils n’avaient jamais bu la moindre goutte. Les jurés s’accordèrent, en entamant leurs travaux, de donner la priorité aux caractères organoleptiques des vins, autrement dit à la dégustation. A quoi cela servirait-il d’examiner les autres conditions si le vin, dès le départ, n’était pas bon ? Ce fut la procédure suivie et adoptée, me raconta Hessel.

 Le témoignage de Max de Lestapis est long, éloquent autant qu’inédit. J’en retiens l’essentiel :

« Un travail bénévole particulièrement chronophage…des personnalités de premier plan dans tous les domaines de la filière viti-vinicole. Cette complémentarité professionnelle a été remarquable et efficace dans ces différents travaux.

J’ai été élu Président de la Commission de Classement…Ce fut réconfortant d’avoir la confiance de ces grands noms mais, également, je connaissais les risques que ce classement représentait tant pour mes collègues, le Syndicat des Crus Bourgeois et moi, estimant que c’était le rôle du Président du Syndicat des courtiers en vins et spiritueux de Bordeaux et de la Gironde d’assumer cette responsabilité. La référence au classement de 1855 est claire, manifeste et indiscutable. » Par précision, il ajoute ces évidences : « les décisions furent recueillies lors de réunions avec un maximum de membres du jury.  Début juin nous avions retenu la liste des crus dans les trois catégories, 247 en tout. »

Les autorités compétentes et la filière administrative ne perdirent pas de temps, en sorte que le classement put être publié dans le Journal Officiel le jour de l’inauguration de Vinexpo, le 22 juin 2003. 

Ce fut un grand moment avec, tel un lever de rideau, l’annonce faite le jour de l’inauguration par le Ministre de l’agriculture. On pouvait s’y attendre, on entendit immédiatement des échos défavorables, quasiment révolutionnaires de mécontents très conservateurs. L’un d’eux, à la fois propriétaire d’un Classé et d’un Bourgeois se plaignit amèrement de ne pas avoir reçu la visite du Comité. Un autre, directeur d’un cru appartenant à une banque, ne comprit pas que son vin ne méritât pas le classement de l’excellence alors que ce cru n’avait pas la notoriété à laquelle il prétendait. Un vigneron stupide et malfaisant alla déverser des litres de carburant sur la propriété de Dominique Hessel. La gendarmerie n’a toujours pas retrouvé l’auteur de ce crime.

LE PALMARES

Le comité retint 247 crus, répartis selon la hiérarchie en trois rangs, 151 Bourgeois, 87 Bourgeois Supérieurs et 9 Crus Bourgeois Exceptionnels.

LES NEUF EXCEPTIONNELS

Château Chasse-Spleen (Moulis)
Château Haut-Marbuzet (Saint-Estèphe)
Château Labegorce-Zédé (Margaux)
Château Ormes de Pez (Saint-Estèphe)
Château Phélan-Ségur (Saint-Estèphe)
Château Potensac (Médoc)
Château Poujeaux (Moulis)
Château Siran (Margaux)

Ces neuf Exceptionnels se regroupèrent en une Alliance, décidèrent de présenter par monts et vaux leurs vins aux médias et professionnels de France, Belgique et d’autres pays. Pour la petite histoire, deux Crus Bourgeois de grand renom ne s’étaient pas inscrits pour la participation. Jean Gautreau de Sociando-Mallet avait jugé que son cru était suffisamment connu. Il n’avait pas tort, mais quelques amicales insistances ne l’avaient pas convaincu. Jean-Louis Triaud de Gloria, gendre de Jean-Paul Gardère (ancien régisseur du Château Latour) s’excusa de vive voix car il avait promis à ce dernier de ne jamais s’inscrire à un classement de quelque nature qu’elle serait.

L’ANNULATION

Les récalcitrants aux résultats plaidèrent leur cause au tribunal. Le juge, sans doute venu d’une triste région où ne boit pas annula, le classement sous le prétexte que les jurés étaient juges et parties. Tant qu’à faire, il aurait tout aussi bien pu annuler le classement de 18855. Et tant qu’on y était, ceux du vingtième siècle de Saint-Emilion et des Graves.

Ainsi fut enterré ce classement. La petite histoire est assez amusante : les médias prirent un malin plaisir (j’en suis sans le cacher) de préciser, lorsque l’occasion se présentait ensuite d’écrire quelques lignes sur l’un des neufs du sommet, en rappelant « Cru Bourgeois Exceptionnel dans le classement annulé de 2003 ! »

L’ANALYSE DU PRESIDENT

Max de Lestapis ne mâche pas ces mots sur l’annulation. Il m’a écrit dans une longue lettre quelle fut son émotion. Son témoignage est long, éloquent autant qu’inédit. J’en retiens l’essentiel :

« Un travail bénévole particulièrement chronophage…des personnalités de premier plan dans tous les domaines de la filière viti-vinicole. Cette complémentarité professionnelle a été remarquable et efficace dans ces différents travaux.Ce fut réconfortant d’avoir la confiance de ces grands noms mais, également, je connaissais les risques que ce classement représentait tant pour mes collègues, le Syndicat des Crus Bourgeois et moi, estimant que c’était le rôle du Président du Syndicat des courtiers en vins et spiritueux de Bordeaux et de la Gironde d’assumer cette responsabilité. La référence au classement de 1855 est claire, manifeste et indiscutable. Par précision, il ajoute ces évidences : « les décisions furent recueillies lors de réunions avec un maximum de membres du jury.  Comme président ce fut réconfortant d’avoir la confiance de ces grands noms mais également je connaissais les risques que ce classement représentait tant pour mes collègues, le Syndicat des Crus Bourgeois, initiateur de ce beau projet et moi- même, habitué comme courtier en vins à être placé entre viticulteurs et négociants. J’ai accepté cette fonction « à risques ». Il appartenait au Président du Syndicat des courtiers en vins et spiritueux de Bordeaux et de la Gironde d’assumer cette responsabilité.

Le jury s’était engagé à conserver confidentiellement les contenus des travaux…Les décisions furent prises à la majorité lors des réunions avec un maximum de membres du jury.

Début juin nous avions retenu la liste des crus en trois catégories. Les autorités compétentes et la filière administrative ne perdirent pas de temps, en sorte que le classement put être publié dans le « Journal Officiel » le jour de l’inauguration de Vinexpo, le 22 juin 2003. Il fut accueilli très favorablement par la grande majorité des professionnels et de la Presse. Un certain nombre de propriétaires mécontents car non reconnus ou mal classés…. ont décidé de demander son annulation à la Justice Administrative ce qu’ils ont fini par obtenir par la suite. Malgré son annulation, ce Classement est reconnu, encore aujourd’hui, comme le plus sérieux depuis celui de 1932 !»

UNE FIN PEU GLORIEUSE

Hessel avait suffisamment donné. Thierry Gardinier prit normalement la présidence de Crus Bourgeois qui, subsistaient sans hiérarchie, en opposition au classement de 1932, qui n’avait jamais été homologué. Le nouveau président ne laissa pas le vaisseau Bourgeois sombrer dans les abysses. On le félicitera, mais pour le remonter à flot, il fallut simplifier les procédures, ce qu’il parvint à faire admettre ou, plutôt, à accomplir. La région médocaine pouvait retrouver son identité !  La coupe refit surface, trop simplifié avec un seul millésime par propriété. Les neuf de 2003 s’absentèrent d’y participer comme les deux ou trois propriétés qui ne s’étaient pas inscrites à ce classement. J’en reviens au tennis. Imaginez un grand chelem sans la participation de la douzaine des meilleurs joueurs du circuit…

L’idée du renouveau se poursuivit au point que l’on se mit à repenser à l’idée d’un classement hiérarchisé. Mieux même il fut mis en chantier, se réalisa sous le contrôle d’une société agréée qui fit appel à des jurés restés anonymes à ce jour, ce que tout amateur ou professionnel est incapable de comprendre. Pire encore, malgré l’abstention de très nombreuses propriétés, parmi les meilleures, le palmarès se gonfla de quatorze Exceptionnels.

UN CONNAISSEUR ECLAIRE

De quoi faire sourire et irriter les médias. Comment accepter ce classement ? Je laisse la parole à Yves Raymond qui fut président du Syndicat de Listrac, animateur d’une émission de télévision sur France 3, vigneron et Président du Conseil des vins du Médoc de 2000 à 2022. Son analyse est longue et pertinente. Je veux en publier de larges extraits  à titre de conclusion: « La première constatation qui s’impose lorsque l’on examine la liste des crus bourgeois 2020 c’est l’échec de la participation : Cinquante-cinq (55!) parmi les plus prestigieux crus bourgeois du Médoc n’ont pas participé dont la totalité des crus exceptionnels du classement de 2003. De plus 47 des 86 crus bourgeois supérieurs de 2003 ont fait défection, ce que savent les connaisseurs.

Yves Raymond: Un connaisseur de choc

Alors quelle est la valeur des crus exceptionnels de 2020 ? C’est comme si tous les joueurs vedettes d’un club de football professionnel déclaraient forfait. L’entraîneur serait obligé de faire monter les remplaçants.

Pour masquer ces défections, le nouveau classement a intégré une soixantaine de nouveaux crus, la plupart d’entre eux, de faible notoriété, sont venus grossir la catégorie des crus bourgeois de base. Cette dernière catégorie est ainsi devenue pléthorique : elle se compose désormais de 180 crus.

Sur la question de la non-participation des plus belles étiquettes du Médoc hors crus classés, il ne faut pas se perdre dans ces usines à gaz administratives dont notre pays a le secret. … et ce ne sont certainement pas les résultats du classement 2020 qui les feront changer d’avis !

On a dû choisir des experts hors Médoc, qui connaissent mal le vignoble. Ces experts avaient sans doute trop de travail et ont parcouru un peu vite les documents remis par les propriétaires. Finalement, ils ont plus jugé en fonction de ce qu’ils ont vu. La propriété leur paraissait-elle bien entretenue ? Le propriétaire était-il sympathique ? En fonction de quelle réalité du terroir qu’ils avaient du mal à appréhender en si peu de temps ? C’est la raison pour laquelle les propriétés disposant des moyens financiers les plus importants et donc présentant les installations les plus rutilantes, se retrouvent en tête de classement. Parmi les 14 crus bourgeois exceptionnels on dénombre 8 châteaux appartenant à des groupes financiers de niveau national ou international. Ce classement présente donc un certain nombre de défauts qui vont être très difficiles à corriger. D’autant

plus qu’il n’est prévu que très peu de changements pour le classement 2025. Entre la défection des crus les plus emblématiques, la mise au rebut du côté familial et humain de nos crus et le fait que le mot bourgeois soit devenu très péjoratif pour les générations actuelles, l’avenir de cette catégorie de crus m’apparaît bien problématique. »

Grandeur et décadence. Hélas.

 Jo GRYN

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