LE DINER DES TROIS EMPEREURS

Un repas plus qu’historique

LA DEUXIEME EXPOSITION UNIVERSELLE

Il y avait un monde fou à Paris en ce début du mois de juin 1867. L’Exposition Universelle battait son plein. Elle succédait à celle de 1855, avec de notables changements. Imaginez qu’en place du grand hall précédent, devenu trop exigu, les organisateurs avaient alloué aux exposants des kiosques, de telle sorte que les cinquante mille participants les décoraient selon leurs idées du moment, le fer par exemple. (1) A ces milliers d’exposants répondaient des millions de visiteurs venus de la planète terre, On ne sait comment chacun s’y retrouvait dans cette ville magique de Paris, centre du monde. Des têtes couronnées de partout, le Roi des Belges pour n’en citer qu’un. En exagérant un peu, privilège du journaliste de ce récit, seul l’Empereur du Japon ne put se déplacer.

Seule mauvaise langue, un docteur avait envoyé un message alarmiste à Napoléon pour attirer son attention sur les ravages du phylloxera. On n’allait pas se soucier d’un puceron pour gâcher la fiesta parisienne. .

Les restaurants affichaient complet midi et soir, Les plus populaires comme les plus chics, les mieux « cotés. » On suivait avec intérêt l’évolution d’un établissement ouvert en 1802, connu « des cochers et des domestiques »(2) auxquels succédèrent « des actrices connues et des acteurs » : le Café Anglais. Le nommé Alexandre Delhomme en devint le propriétaire en1855 et confia la responsabilité des fourneaux à Adolphe Dugléré.

LE CHEF

Le Café Anglais avait pris du galon, aurait pu revendiquer ses trois étoiles, médailles et honneurs inexistants. On le devait à un cuisinier hors du commun, le Bocuse de son époque. Il savait tout cuisiner, organisait les plats à la demande des invitants. On lui devait, notamment, le potage Germiny, la sole Dugléré, la pomme Anna qu’il confectionna pour la célèbre cocotte Anna ! Le Café Anglais devint un must absolu lors de l’Exposition. Il accueillait l’aristocratie française nantie comme les riches clients venus du monde entier. Incontournable !

Ce restaurant possédait l’énorme avantage de proposer vingt-cinq salons privés pour des soirées tout autant privées pour ceux qui réservaient comme pour celles qu’ils invitaient, les « cocottes » comme on les nommait en ce temps-là. Les réservations semblaient logiquement obligatoires.

La légende veut que Dugléré fut aidé par une femme, Babette, héroïne du livre de Karen Blixen (3), Le dîner de Babette, dont s’inspira le Danois Gabriel Axel dans son film Le festin de Babette, sorti en 1987, avec Stéphane Audran en magistrale interprétation dans le rôle d’une cuisinière expatriée au Danemark. Le film reçut l’Oscar du Meilleur Film Étranger !

En ce début juin, Dugléré, aussi réputé que Bocuse un siècle plus tard se sentait, pour une fois dans ses petits souliers, non qu’il craignît ne pas se montrer à la hauteur mais il voulait des assurances sur la bonne arrivée des produits de qualité pour le repas qu’il avait conçu pour le repas du 7 juin.

La table reconstituée à la Tour d’Argent

L’ACCUEIL

On hésite encore à savoir avec précision qui en fut l’initiateur, le chancelier Bismarck ou Guillaume 1er, roi de Prusse ? L’un ou l’autre avaient convié le tsar Alexandre II et le tsarévitch. Rien de moins pour un festin dont le monde entier se souviendrait. On sait au moins que le décor du Café Anglais était à la hauteur avec ses boiseries d’acajou et de noyer reluisant de miroirs platinés à la feuille d’or.

Dugléré avait été prévenu on ignore comment ou par quel ambassadeur ou confident des maîtres de la Russie, que le tsar était friand du champagne Roederer, maison fondée en 1833.

Finalement on découvre que le premier arrivé fut le Prussien, ce qui confirme l’hypothèse qu’il fut à l’origine du dîner. Solennel, et conduit par une imposante « Introduction à la valse » de Weber. (8). Les Russes suivirent, entraînés par la « Danse russe » de « Casse-noisette » de Tchaïkovski. Enfin, légèrement en retard,

l’Austro-hongrois, ironiquement accompagné par la marche lente de « Die Libelle » de Jozef Strauss à laquelle succéda, comme une concession diplomatique, le son de la « Polka schnelle Jockey Polka » du même.

Ils furent alors accueillis en français par le fameux directeur de salle et mélomane averti, Serge Martin, au son d’un Offenbach super-léger « Je suis du pays vermeil » tiré de « Boule de neige. »

LES PLATS

Le menu original précieusement conservé à la Tour d’Argent

En 1867 le menu à la française était encore utilisé lors des grands dîners d’apparat, européens et royaux. Regardons-le avec appétence et l’enrichissement des commentaires de Freddy Vandecasserie, ancien chef bi-étoilé de La Villa Lorraine à Bruxelles.

Impératrice et Fontanges
De la volaille garnie de crêtes et de rognons de coq. C’est du tout beau, tout en légèreté. C’est une préparation ancienne qu’on pourrait refaire avec un feuilletage aux crêtes de coq. J’ignore ce que signifie Fontanges.

Soufflés à la Reine
Je vois une préparation de volaille avec un ciselé de laitue.

Filets de sole à la vénitienne
C’est une sauce au vin blanc. Mais il faut habiller ce plat qui manque de décorum. Peut-être l’a-t-il été.

Escalopes de turbot au gratin
Un gratin au fromage. C’est vraiment une très vieille recette.

Selle de mouton purée bretonne
Intéressant car le mouton vient des prés salés bretons. La purée, d’artichaut et de céleri, en fait un plat typiquement breton. C’est une préparation intéressante. De nos jours, Pascal Devalkeneer, le chef étoilé du Chalet de la Forêt (Bruxelles) en ferait un grand plat, en cuisson lente, avec une découpe en salle.  Ce serait spectaculaire et délicieux.

Poulets à la portugaise
C’est donc une sauce Albufera avec un poulet braisé et des poivrons tricolores, rouges, jaunes et verts. Cela ressemble à un coq au vin.

Pâté chaud de cailles
C’est une entrée chaude. un gratin, couvert de feuilletage.  D’une certainement façon, il me donne à penser à la soupe aux truffes Valéry d’Estaing de Bocuse.

Homard à la parisienne
Parisienne pour une brunoise de légumes. On le prépare encore régulièrement dans les restaurants.

Sorbets au vin
Il faut penser à un Rasteau, davantage vin que simple vin doux. C’est la meilleure solution. On fait des sorbets avec tous les fruits. C’est rafraîchissant, mais pas idéal pour le vin qui suivra.

Canetons à la Rouennaise
Servi avec une sauce bordelaise liée au foie gras. J’ajouterais du citron pour faire exploser les saveurs. C’est bizarre, mais avec l’âge on devient de plus en plus sensible au citron.

Ortolans sur canapé
Ils n’étaient certainement pas interdits. Mystère quant au service en juin. Qui sait, ils avaient peut-être été conservés dans de la glace depuis l’automne. Je préfère donner ma langue au chat.

Aubergines à l’espagnole
Cela me donne à penser à un service avec une sauce espagnole. C’est un plat léger, de bon sens.

Asperges en branches
Ce sont sans doute des sauvages, peut-être des asperges de Nice.

Cassolettes princesse
Cela m’étonne, cela vient comme une répétition après les asperges vertes.

Bombes glacées
Comme des glaces masquées, à la vanille, café ou chocolat. Ou aux fruits. On peut les présenter en hauteur ou en longueur.

LES BOISSONS

Dugléré avait nommé chargé Claudius Burdel, de choisir des vins exceptionnels. Le terme de sommelier, n’avait pas encore été créé. Le « maître de  cave » ne faillit pas à la tâche, d’autant plus que son budget était illimité. Burdel avait connaissance des vins qui avaient été médaillés Premiers Crus lors du classement établi lors de l’Exposition précédente, celle de 1855.

Selon les usages il proposa pour débuter un Madère 1810, certainement adouci par ce « retour des Indes » tel un accélérateur de maturation. Le concurrent du Madère, adversaire de qualité des débuts de repas, fut un Xérès de 1821, quasiment un cinquante ans d’âge. Les vins des années 1850 paraissaient à coup sûr trop jeunes au palais de Burdel. Les deux décennies précédentes n’étaient pourtant pas mémorables. De plus,comme l’a écrit Emmanuel Le Roy Ladurie « 1830 et 1840 sont deux décennies concernées par les crises de subsistances (CS), ces moments de baisse à la production participants souvent à la concrétisation de troubles sociaux en latence jusqu’alors. » Il cite la sécheresse de 1846, les crises de 1846-1847. (4)

Le professeur René Pijassou (5) note parmi les aléas divers, le phylloxéra, la consolidation de la position des négociants, une plainte des propriétaires girondins sur « le poids écrasant du système prohibitif des douanes » et, pour 1847, « une récolte de modeste qualité.

Au Château Latour (6), on parle d’une « récolte de 1848 de bonne qualité, sans atteindre le niveau exceptionnel des deux précédents millésimes. » Faisons confiance à Burdel d’avoir jugé en connaissance de cause car les réussites étaient de qualité inégale de château à château. A Latour,on tient 1847 pour « des vins un peu légers mais pleins d’agrément et de bouquet. »

Le Chambertin est déjà considéré par le docteur M.F.Lavalle (7) dans sa hiérarchie  en quatre rangs, au sommet. Il les appelle « Tête de Cuvée, cru hors d’âge, vin extra. » Il distingue uniquement Chambertin (Clos de Bèze compris) que se partagent neuf propriétaires. Faisons confiance à Burdel pour celui qu’il a sélectionné.

Le champagne se place encore en fin de repas. Il est frappé donc bien refroidi. C’est peut-être à la suite de ce repas que le tsar demanda à la maison Roederer des bouteilles en verre transparent pour ses invités, lui-même exigeant que les siennes et les siennes seulement soient en cristal.

 LA SORTIE

On avait fait venir en dernière minute le grand ténor de l’époque. Il attendait depuis quelques heures que les convives s’en aillent. Ils semblaient à peine rassasiés puisque, à l’heure du départ, le tsar ou le tsarévitch demanda du foie gras. On lui fit comprendre qu’on ne servait jamais ce délicieux abats en saison chaude. Les impériales majestés, disons-le poliment, dans l’euphorie de leurs discussions n’entendirent ni n’écoutèrent les paroles qui saluèrent leur départ :

« Ce n’est qu’un au-revoir mes frères,
Ce n’est qu’un au-revoir
Nous reverrons mes frères,
Sur de grands terrains de guerre. »

Se  non è vero è bene trovato.
Hé oui, les régnants russes, austro-hongrois et allemands auxquels on ajoutera les occidentaux se rencontrèrent, par armées interposées, en 1914.

Jo Gryn
  1. Raymond Isay dans la Revue des deux Mondes
  2.  Georges et Germaine Blond – Festin de tous les temps (Fayard 1976)
  3.  Librairie du Monde Entier (Gallimard 1953)
  4. Révolutions, le déclic climatique (Dossier des sciences humaines – 2011/2012)
  5.  Un grand vignoble de qualité Le Médoc (Tallandier 1980)
  6.  La seigneurie et le vignoble de Château Latour (Études et Documents d’Aquitaine (1974)
  7. Histoire et Statistique de la Vigne et des Grands Vins de la Côte d’Or  (1855)
  8. Mes remerciements à Serge Martin pour la sélection morceaux musicaux qui auraient  pu accompagner les arrivées impériales. On y reconnaît le talent de cet éminent critique musical belge.
  9. Merci également au restaurant La Tour d’Argent de m’avoir envoyé une copie du menu original de ce festin et de la table.

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