Tout ne s’est pas arrêté après l’officialisation du classement impérial. Les turbulences durèrent plus d’un siècle…
Comment fut perçu ce classement de 1855 ? Ancien président des courtiers de la Gironde, Max de Lestapis parle d’un engouement et d’un retentissement immédiats. On en fait mention systématiquement sur les étiquettes, chaque cru à sa manière. Mon collègue Michel Dovaz (1) a publié en 1981 une excellente Encyclopédie des crus classés du Bordelais, accompagné d’une étiquette pour chacun des crus de 1855. Pourtant, comme en témoigne la superbe étiquette ancienne, obtenue du Château Montrose, nulle mention n’est faite du classement.

Margaux, Haut-Brion et Latour indiquent Premier Grand Cru Classé 1855. Douze crus renseignent Grands Crus Classés en 1855, neuf également, sans l’adjectif «Grands» et douze sans la date. Huit étiquettes ne font pas mention du classement, sept signalent leur appartenance communale, deux qu’ils sont seconds ou deuxièmes.
Le Baron Philippe
J’apprécie celle du Château Mouton Baron Philippe de 1978 : «Cru Classé du Baron Philippe.» Il faut surtout parler du combat de cet homme, propriétaire du Château Mouton Rothschild qui se démena sans relâche dès les années 1920 pour que le classement soit remanié. C’est lui qui prit l’initiative de rendre obligatoire, dès 1924, la mise en bouteilles à la propriété, au grand dépit des négociants des Chartrons.
Le baron fut rejoint par les autres Premiers auxquels s’ajouta, sans doute le premier, le propriétaire du Château d’Yquem. Considéré par ses pairs comme un Premier, Philippe de Rothschild dut attendre 1973 pour être officiellement consacré Premier Cru Classé. Justice était rendue. Depuis, plus aucun cru n’a postulé pour une accession à un rang supérieur.

Reste que ce vingtième siècle fut pas mal piqué des hannetons. Les nuages «porteurs de chagrin» s’amoncelèrent : deux guerres mondiales, krach financier de 1929, crise pétrolière de 1973. S’ajoutèrent, pour les vins du Médoc, de sérieuses dissensions entre le négoce et la propriété, les attaques cryptogamiques contre la vigne, l’enchaînement catastrophique de mauvais millésimes ne favorisant pas les achats, la climatologie fofolle oscillant entre des nuits gélives d’avril et mai et des sécheresses inattendues, les droits de succession impayables. Les propriétaires des crus classés ne roulaient pas en carrosse doré et on ne parlait pas trop du classement de 1855.

Il n’empêche qu’on s’y employait. Parmi d’autres, le plus important dérangeant ne fut autre que Philippe de Rothschild. Il résumait la situation concernant son cru en huit mots : «Premier ne puis, Second ne daigne, Mouton suis.»

Une vaine Tentative
On convint enfin de l’idée d’un nouveau classement en 1959 ! L’Institut National des Appellations d’Origine (Inao) se mit à l’œuvre et élabora un nouveau classement en 1961 qui aurait pu ou dû être homologué. Avant que furent frappés les trois coups qui allèrent concrétiser le classement de la façon la plus officielle, il fut publié le10 novembre 1961 dans le quotidien Sud Ouest. Figuraient les Premiers Grands Crus Classés Exceptionnels, au nombre de quatre ; Haut-Brion, vin de Graves y étant incluscar «son vin était trop bon pour que les jurés de 1855 le tinssent à l’écart.» Je n’ai pas eu confirmation que Haut-Brion avait disparu de cette liste médocaine, tandis que Mouton-Rothschild y était inclus.
On oublia, le lendemain, l’armistice du 11 novembre, jour férié en France. L’embrouillamini fut total dans les vignobles médocains. Dans les autres également, dans un irrésistible crescendo. On ne déplora pas de mort d’homme, mais ce fut tout comme. Le projet était simplifié, dénaturé, les cinq rangs enterrés. Le tollé fut général au point que le projet de l’Inao avorta «du jour au lendemain.»

Comment voulez-vous qu’on se calme ? Allait-on proposer Lafite en Super Premier. A ne pas confondre avec Yquem qui règne en tant que Premier Exceptionnel. De plus, si les prix s’imposent comme critère, il serait juste de placer Mouton-Rothschild comme Premier des Deuxièmes. Le tapis rouge à cinq marches monterait déjà de deux unités. Tant qu’à faire, Palmer, superbe troisième margalais de 1855 pourrait, à défaut d’une hausse justifiée au rang de Deuxième, s’approprier sans contestation, celui de Premier des Troisièmes. Etc, etc… Vous comprenez qu’on double déjà la hiérarchie des cinq honneurs. Et je ne cite pas (encore) les Crus Bourgeois. Comme le commentent les journalistes sportifs, on dépasse largement le Top 10 !

Les propositions d’Alexis Lichine
Personnage important de l’époque, l’Américain Alexis Lichine, propriétaire du Château Prieuré-Lichine (quatrième Cru Classé de Saint-Julien) avait participé à la préparation du nouveau classement. Auteur en1967 d’une «Encyclopédie des vins et des alcools» (2), il était à l’époque le plus grand importateur des vins français aux États-Unis. Il raconte que cette hiérarchie était, à ses yeux, mal conçue, avançant qu’un Cinquième Cru pouvait être considéré comme un vin de cinquième basse classe. Il proposait de remplacer, pour les rouges, les termes de Premier, Deuxième jusqu’au Cinquième par les Crus Hors Classe, Crus Exceptionnels, Grands Crus, Crus Supérieurs, Bons Crus. L’innovation venait qu’il y incluait les Pomerols et les Saint-Emilion. Pétrus, Ausone et Cheval Blanc figuraient aux premiers rangs. Haut-Brion restait associé géographiquement au sommet parmi les Médocs, rejoint par Mouton-Rothschild, tant «ses prix depuis 30 ans lui donnent le droit à passer parmi les Premiers Crus !». En revanche, pas le moindre Fronsac dans ce classement alors que les vins de cette appellation eurent leurs heures de gloire.

Pour rappel, les Sauternes furent également classés en 1855, avec Yquem trônant comme Premier Grand Cru Exceptionnel, suivi des Premiers et Seconds Crus Classés. Yquem rejoignait ainsi un club très formel des Premiers, inconnu des œnophiles, fussent-ils distingués. Toute propriété bordelaise qui souhaiterait s’y intégrer devrait recevoir l’accord unanime des neuf autres. On peut raisonnablement penser que cet aréopage des neufs restera longuement figé à ce nombre.

Le grand tournant
C’est au carrefour des décennies 1970 et 1980 que se produisit le grand tournant. Tout changea en peu de temps. La parution du livre d’Émile Peynaud (3) témoigne d’un intérêt naissant pour de nouveaux consommateurs s’intéressant au vin. L’année qui précéda le fabuleux millésime 1982, vit la création par la Chambre de commerce de Bordeaux de la grande exposition des vins du monde, connue sous le nom de Vinexpo. On compta 524 exposants. Leur nombre n’a cessé, depuis, d’augmenter.

Est-ce lors du deuxième (1983) ou du troisième (1985) Vinexpo que le propriétaire d’un classé eut l’idée de réunir les classés rouges du Médoc et les blancs du Sauternais pour une soirée festive réservée aux représentants de la presse internationale. L’Union sacrée souda les propriétaires plus que ce qui avait pu être imaginé ou entrepris depuis 1855. Ce coup magistral de marketing, de publicité, de relations publiques et de communication relança spectaculairement l’image historique du monument intouchable qu’est, à tout jamais, le classement de 1855.
Jo GRYN
P.S. (pour Petit Supplément)
Les dernières lignes du document officiel du classement historique de 1855 font elles mention des Crus Bourgeois ou trois lignes ont-elles été coupées ? Je n’ai pu obtenir, à ce jour, cette importante précision.
- Michel Dovaz – Encyclopédie des Crus Classés du Bordelais (Julliard1981)
- L’édition française parut chez Robert Laffont en 1972
- Emile Peynaud – Le Goût du Vin (Dunod 1980)
- Avec l’aimable autorisation de la propriété
- Collection particulière A.G.
Réception 11 h 12
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