Enfin naquirent les New French Clarets
Il faut un début à tout. Les Anglais furent les premiers à adorer les vins français, les Bordeaux. On note l’apparition, dès le début du dix-huitième siècle des « New French Clarets. » De plus, les événements politiques donnèrent aux amateurs d’Outre Manche l’occasion de préférer ces Frenchies aux vins hispaniques.
Avant 1855
Grand historien de l’épopée médocaine, René Pijassou (1) fait remonter, documents de l’époque à l’appui, aux années 1707 à 1711, la grande vogue de « ces vins d’un type nouveau furent présentés comme extraordinaires. » Plus loin, Pijassou note qu’un « lot entier de Nouveaux Clarets français, sur leurs grosses lies, récemment débarqués » proviennent « des crus de Lafite, Margaux et Latour. » On cite, à la même époque, un vin de Graves, Haut-Brion. De quoi conclure sans attendre l’année1855 que, déjà, l’affaire est entendue et la boucle des « meilleurs » est établie.

La grande colonisation des vins du Médoc est en cours, avec un avantage d’abord géographique pour les Margaux. Les Saint-Julien et Pauillac ne tardent pas à suivre. Pijassou a fouillé dans les registres du négociant Lawton et prouve, prix à l’appui, « qu’on ne saurait mettre en doute la réalité, entre 1741 et 1775, de la hiérarchie que ses registres (nous) proposent. » La hiérarchie ne fait aucun doute d’autant plus, pointe l’auteur, qu’apparaissent pour la première fois « les seconds et troisièmes grands crus. » Surgiront au gré des décennies et de propriétaires soucieux de la qualité de leur production, des changements, des avancées, voire, fait assez rare, des reculs. Chapeau bas en tout cas à ces propriétaires et à leur régisseur, d’avoir perçus la singularité du Médoc. Tout comme le sentirent les négociants bordelais, installés aux Chartrons. Cela porte un nom, comme une première dans l’histoire viticole : le terroir ! Et l’importance qualitative des croupes sur lesquelles s’élaborent les très grands vins.
Le Premier Classement
De nombreux classements se succédèrent jusqu’en 1854. On se doit de citer celui, historique, de Thomas Jefferson rédigé en 1787. On ignore ce qui détermina l’ambassadeur des États-Unis, à établir sa liste à l’issue de sa visite d’une semaine dans Le Médoc. Sa hiérarchie, la première dont on trouve une trace écrite, subira des modifications : tout n’était pas figé ! Branne Mouton commence à peine son ascension qualitative et, à Saint-Estèphe, Montrose n’est pas créé. Il n’en reste pas moins que le futur président des États-Unis devint un sérieux amateur des grands vins de Bordeaux, surtout des meilleurs. Il cite également, à distance commerciale importante des « quatre prince des vignes, » les seconds et troisièmes crus. Pijassou applaudit : « Tout incomplète qu’elle est, cette liste a pour premier mérite d’être la première connue. » Tant qu’à rappeler une autre date historique : la révolution française n’aura lieu que deux ans plus tard !
C. Cocks
Parmi les nombreux auteurs, il faut citer la classification établie par l’Anglais Cocks associé à l’éditeur Féret qui paraît en 1850. Elle comporte une hiérarchie en cinq rangs. En tête,les quatre futurs premiers. Les deuxièmes sont limités à Mouton (cité en tête), les trois Léoville, deux Rauzan, un Durfort, trois Gruaud-Larose. C’est un nombre restreint par comparaison à ce qui adviendra cinq ans plus tard. Une remarque identique pour les Troisièmes, limités à dix et parmi lesquels ne figurent que trois crus qui auront accès, plus tard, au rang supérieur. Des crus disparus ou phagocytés par d’autres parmi les quatrièmes et cinquièmes. Ultime remarque sur ce classement : les trois derniers crus cités sont situés sur la commune de Pessac. La production vinicole du Médoc ne se limite pas à ces seuls vins « classés » et d’autres producteurs sont connus sous le nom de bon bourgeois !
Des auteurs, un mensuel local (Le Producteur), les plus importants personnages de l’époque que sont les négociants publièrent leur classement, né des cotations de l’époque. Le nombre de crus répertoriés varie selon les sources. La hiérarchie à cinq échelons le restera sans que rien de définitif soit acté, à l’exception des premiers de classe, les plus chers, les meilleurs, les emblématiques que sont celui de la région des Graves, celui de la commune de Margaux, les deux super-grands de Pauillac. Personne ne lèvera le petit doigt contre ce leadership. Je n’oublie pas Mouton, devenu le premier des seconds. On reviendra à lui au vingtième siècle.
Tous les documents qui ont été écrits et publiés sont cités par Dewey Markham Jr (2) dans la remarquable étude qu’il a consacrée à 1885. C’est un document exceptionnel, digne des historiens consacrés établis. Je citerai fréquemment cet auteur qui a disparu en 2021.
Les Ébauches du Classement
Les courtiers parlent aussi de vins en vrac. On est loin des mises en bouteilles à la propriété. Ainsi sont nés, progressivement, des « classements originaux » qu’on fait remonter, dès le dix-huitième siècle et principalement lors de la première moitié du dix-neuvième. On note des crus « troisièmes deuxièmes » meilleurs sans doute que les « deuxièmes troisièmes. » Les documents cités par l’historien René Pijassou ou l’Américain Dewey Markham Jr en attestent.
1855
Je ne vais pas trop m’étendre sur les difficultés de la naissance de ce classement. On a connu pire. Les difficultés de l’établissement de ce palmarès sont principalement dues à l’orgueil des uns, aux prétentions des autres, aux réussites de certaines propriétés, à la lourdeur de l’administration, celle de Paris en pleine effervescence dans l’organisation de son Exposition universelle, celle de Bordeaux, principalement de la Chambre de commerce de cette ville. Première décision : l’Exposition Universelle de 1854 est repoussée à 1855. La Commission impériale ne prend en considération que la qualité laquelle est liée aux prix. Première anecdote : les départements sont sollicités pour leurs produits manufacturés. Le vin, n’est pas retenu comme tel. Novembre 1854 : on cite enfin le vin. Il se voit plébiscité à l’unanimité des membres conviés. La Chambre de Commerce de Bordeaux est mise à contribution. Deux questions se posent. Va-t-on montrer les vins sous le nom des négociants, exportateurs chevronnés ou sous le nom des propriétaires ? Deuxièmement : est-ce une simple exposition, une vitrine où les vins seraient jugés sans être dégustés ? Cela sent, en décembre, la poudre de discorde. De plus, si ces vins sont dégustés à Paris pour qu’on décerne les médailles, qui seront les jurés ? De purs blancs-becs, simples amateurs peu au fait des dégustations, ? On ne rigole pas, on rit jaune, on s’indigne.

J’aurais bien envie de citer Markham Jr. en abondance car il écrit en historien, ne porte aucun jugement personnel, ce que je suis incapable de faire devant les sonnettes d’alarme qui agitent les organisateurs de l’Exposition universelle, le Comité Départemental de la Gironde, la Chambre de Commerce. Sans oublier les participants eux-mêmes.
Non mais : à quoi serviraient les médailles puisque les classements existent déjà, en cinq rangs s’il-vous-plaît, avec des variations, des écarts selon les auteurs, les négociants, les propriétaires bien installés, les nouveaux qui ne manquent pas d’ambition, les courtiers.
On s’oriente dès lors pour « une exposition » avec des vins en vitrine. La Chambre de Commerce est acceptée comme seule décisionnaire, se met au travail pour récolter six bouteilles des meilleurs. Notre Américain cite une lettre qui signale « qu’on n’a pas des résultats aussi complets qu’on l’espérait, les grands crûs, surtout, laissent à désirer à cet égard. » Un bon point à la Chambre de Commerce : elle a spécifié que les vins doivent être « de bonnes qualités! »
Elle fait appel aux personnes qualifiées que sont les courtiers pour l’établissement de la liste. Ils fournissent une liste de 57 crus. Tout est conforme aux réalités des cours. L’affaire est close en moins de deux ou plutôt de trois. Heures, jours ou semaines ? C’est selon ce que vous choisissez.
Apparaît un empêcheur de danser sur les tables, Monplaisir Goudal, le régisseur de Château Lafite, l’équivalent actuel d’un président de société, d’un CEO. Il veut que ses vins soient montrés avec l’étiquette qui leur est propre et non dans l’anonymat des vins qui seront présentés.
S’en suit un tsunami professionnel, diplomatique. Ce « prétentieux » insiste pour que le nom du propriétaire et le sien soient indiqués. On est déjà au mois de mars. Le printemps va être chaud. Volette une hirondelle pour démêler l’écheveau bordelais. Le Palais de l’Exposition ne sera pas achevé en temps voulu. L’ouverture est repoussée au 15 mai. La Gironde soupire, encore que tout ne tourne pas rond car la carte vinicole du département si attendue et désirée par la Chambre de Commerce ne sera pas, elle non plus, achevée.

Nouvelle tuile tombée du ciel : le toit en verre du Palais va méchamment augmenter les températures des vins à déguster. Comment pourrait-on les apprécier à leur exacte valeur ? Dialogues de sourds, enchaînement des malentendus. Toutes les parties ont de solides arguments à faire valoir. Bref, les désaccords s’accumulent.
Un exemple parmi tant d’autres : Lafite n’est plus le seul cru à faire bande à part. Pichon Baron et Haut-Brion ambitionnent de posséder également « leur » vitrine pour exposer leur production.
On avance. De tuile en tuile. Les jurés ne sont pas, comment dire, des œnophiles. Pas du tout ! Passe encore qu’on les accepte dans le domaine alimentaire pour les entrées, plats, desserts. On se rend compte que le vin leur est étranger. Ces jurés renoncent. L’Exposition universelle de 1855 ne décernera pas de médailles au jus de la treille. Comme des Jeux olympiques sans récompense aux vainqueurs. Au grand dam de la Chambre de Commerce. Un micmac national, voire international puisque les vins autrichiens sont jugés, eux, fin juillet.
La Dordogne, la Garonne, la Gironde vont déborder de colère. Un tsunami supplémentaire soutenu par les Cinquantièmes rugissants. Lafite sera-t-il le seul (premier) cru, alors que Margaux, Latour cotent aussi haut que lui, On attendra la deuxième moitié du vingtième siècle pour citer les « super-seconds ». Mais là, maintenant, fin juillet, on créerait un (juste ou injuste) super-premier. De plus on ne peut oublier Haut-Brion. Et Mouton ? On attendra 1973 pour que la question soit résolue.

Rappel des forces en présence : la Commission Impériale, la Chambre de Commerce de Bordeaux, le régisseur de Lafite qui, lui, fait bande à part. La Chambre de Commerce inscrit le penalty décisif et finit par avoir gain de cause. Margaux, Lafite et Latour sont en tête tandis que Mouton est placé en première place sur la liste des seconds. La suite comprend la liste telle qu’elle a été établie par les courtiers et remise à la Chambre de Commerce en avril. Haut-Brion n’a pas été oublié. Les vins sont classés par commune. Il n’y aura pas de contestation, personne ne souffle mot. Le hasard permet à Lafite de figurer avant Latour. L’inverse aurait peut-être créé un insoluble imbroglio de dernière minute. Cantemerle est ajouté manuellement, en septembre, après le classement des courtiers. La Chambre de Commerce est médaillée. Rideau, fin de l’épopée. Bordeaux, du moins le Médoc, est parti pour une gloire éternelle.

Max de Lestapis signale que ce classement connut un succès immédiat. On verra prochainement ce qu’il en est.
Jo GRYN
- René Pijassou – Un Grand vignoble de qualité -Le Médoc (Tallandier 1980)
- Dewey Markham Jr. – 1855 Histoire d’un classement des Vins de Bordeaux (Féret 1997)
- Collection particulière A.G.